menu

reportage songé

  • René Wierschowski : Textes

Rentré dimanche au soir à Marseille, volé le frais de la nuit auprès du port, de l’opéra, port d’opérette.
Lundi, je planque au logis.
Samedi, le 6 juillet, dans l’après-midi, ma grande sœur Jeanne qu’est de Jabron a bien voulu m’accompagner à affronter l’inconnu, au volant de la Citroën prêtée par Natacha jusqu’ à la cour intérieure du château d’Aulan des Hautes –Baronnies en département Drôme, sous un tilleul centenaire d’ombrages, de parfums, un bonhomme tout fragile et beau sorti de la muraille nous propose un verre de vin frais, deux abricots pas encore assez mûrs.
Je ne serai pas venu seul, courage tremblotant. Il fallait me conduire. Natacha et Jeanne ont joint leurs efforts.
Le vin est du pays, quand tu le regardes dans son verre qui l’entoure, le contient, le pays, c’est toi. Pris dans le pays autant que le vin dans son verre. Les deux abricots vont peut-être me filer la cagagne.
Ma crainte, voyager seul, me pousse à m’engager familialement, dans une communauté de risques, preuve d’une influence maléfique, la succession d’ évènements inventés par Giono pour convenir à ce lieu : Giono nous submerge, le lieu et moi, d’histoires terribles, combats, cruauté, inscription des douleurs dans une architecture plus que féodale, plus que primitive, brutalité de l’ origine remis par orgueil au goût du jour par des restaurations romantiques, néo-gothiques, semailles du XIXème siècle qui confirment le germe d’inquiétude qui tracasse mon imaginaire.
Intime peu, si peu, peur me déborde, difficile à contenir, elle serpente.
Au-dessus des désordres du Toulourenc, je hume bestial la Laie pourchassée. Je veux me mettre à l’abri des puanteurs de l’amour. Le vieux Solitaire baigne dans le parfum entroubé de la hûtre rouge, qui fait beauté, quel est le dieu qui a pu inventer tout ce bordel, ma trouille balance dans la promenade de la mort, de la vie. Songes, sangs, sucs, sexe, Giono, violence, qui fait loi ici, à cette heure ? La mort, toute sèche, ou le poète ?
Comme prévu au programme, pendant près de trois belles heures sous le tilleul d’ombrages, de parfums , Mireille Audouy-Sidoine, 86 ans, raconte ses années 1940 – 1948, neuf ans en quarante, presque 17 tout à la fin de son récit, c’est à Céreste, Basses – Alpes, la guerre et l’après-guerre qu’elle vit auprès de René Char dit capitaine Alexandre, responsable maquisard du SAP, rebelle clandestin, un père d’adoption tombé fou amoureux de sa mère Marcelle, grappillée, courtisée jour après jour au pied de la fontaine au centre du village. Char sort de sa cachette, prend tous les risques à chaque venue d’elle puiser l’eau, jusqu’au lit nuptial, ce Char qui à guerre finie, ignorant les honneurs factices, retourne à l’initiale et modeste profession, poète.
Aux côtés de Madame Audouy – Sidoine, toujours 86 ans depuis tout à l’heure, Serge Pauthe, fondateur à Buis-les- Baronnies du théâtre des habitants, en trois mots tout un programme d’action qui fleure bon l’éducation populaire, la culture au quartier, au village, dans la rue, je veux dire, juste à sa place, le Serge Pauthe est un ancien de Planchon, ancien de Maréchal, venu au théâtre comme un docker aux décharges du cargo, que fait-il dans ces villages, une bouille de saltimbanque qui se mange du bon pain que tu croques du Shakespeare entre le jambon beurre et le cornichon, donne au public très sage, quand Mireille veut bien lui laisser la parole, du texte de René Char, à plein voix, du plein tranquille, ce plein qui n’hésite pas quand il le faut à faire haute-montagne.
Style,
Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience
Ou,
Impose ta chance, serre ton bonheur et va vers ton risque : à te regarder, ils s’habitueront
Cette dernière, je la connais depuis quelques années, pas allé fouiller dans la Pléiade, Jo mon jeune fils la déclame à tout va depuis ses quinze ans, cet illettré d’Education Nationale, qui croit avoir tout raté avec lui alors qu’elle a tout réussi, veut le tatouer au-dessus de son sein gauche, sollicite l’autorisation maternelle, elle lui passe tout, pour la remercier, sur l’épaule, qu’il a plutôt genre Himalaya, il lui glisse à sa Maman un clin d’œil gravé dans sa peau d’enfant, « Va, vis et deviens ».
Effets des poèmes, des aphorismes, des révélations de Mireille fille de Marcelle, autant que du récit de Serge quant à sa rencontre avec les planches quand il a 25 ans, pas hier, le public est sous le charme, c’est pourtant sous l’effet du tilleul, des pensées refoulantes, du vin, que je me campe désormais au milieu de cette cour de château, au pied d’une fontaine qui n’y est pas ou n’y est plus, attendre qu’y vienne chercher son breuvage, avec sa cruche de terre malvernissée, ou son seau de bois cerclé de ferrailles disjointes, la Marcelle de mes attentes, une femme de ma vie, modestement, la femme de ma vie du jour. Parce que je me dis, putain, tout ça, l’existence, c’est aujourd’hui.
Existence magnifiée par l’invention des murailles tout autour qui se la jouent ivres de solitude, dans le silence bousculé de fleurs grasses qui pelurent, d’abeilles qui les butinent.
Je le sais à l’instant.
Je reviendrai, peurs sauvages affrontées. Je reviendrai faire l’amour. Tout juste dans l’angle nord-est de la cour, dans l’ombre d’un vague ancien cachot. Une vilaine paillasse de plumes, de duvets abandonnés pour y creuser une encontre, te picoter les fesses, les miennes, le dos aussi sera éraflé, à travers une toile d’outre-tombe, transpercée d’arêtes et de pointes de flèches brisées, je souffrirai, je gémirai, toi aussi. Ce sera bien.
Le bonhomme fragile et beau sera là pour nous offrir le verre de vin frais, les abricots seront très mûrs ce jour-là. Nous les emboucherons, les écraserons dans nos bouches devenues gueules, jus pressé au menton, chair lapée par l’autre à chaque capture possible, redistribuée sur tout le corps à coup de fourches et de rage.
Je suis ici, l’amour, tendrement, presque amoureusement, je hante toutes les fontaines de village, entre Ventoux, Lure, Luberon, Albion, Baronnies, les quatre vallées et les plateaux vendus avec sur les cartes postales, y trouver la foudre d’une bouche au visage d’une femme, qu’elle vienne ici dans l’évidence de nos chairs.
Si c’est elle qui trouve, je la suis.
Si je ne trouve pas par le hasard ou l’accident, la déclaration d’une guerre mondiale ou la chute des feuilles d’automne, je publie appel d’offres, fais appel à projets.
Lectrice ou lecteur de ce reportage début d’été, aux vérités factuelles plus quelques songes – ce n’est pas de mon fait, ici Char - Giono convoquent songe et men-songe, je ne peux te quitter, débarrassé de toi, sans déposer une bise sur chacune de tes paupières closes, fou d’y planquer à l’occasion, de la paix, du jour, le plaisir de te raconter, à l’abri des curieux, du Solitaire, de la Laie, des guerriers, du bain de boues dans les souilles.

villevieille de Montfroc, en passant par la Plaine, il fallait bien rendre la Citroën à sa propriétaire, et puis j’y habitais encore un peu, le 8 juillet 2019